B. LES NAZIS PRATIQUENT LA NEGATION DE L’HOMME

L’organisation industrielle de la mort de juifs, tziganes 1est la marque d’un déni d’humanité. Ce processus consiste en une chaîne de tâches à accomplir, auxquelles les futures victimes sont contraintes de participer avant de disparaître.

Dans le système concentrationnaire, le détenu n’est qu’une force de travail au service du Reich, sans droit, mis à mort quand il n’est plus utile. Les traitements infligés sont des manifestations de déni de leur humanité.

1 Les allemands n’en sont pas à leur premier génocide au XXe siècle, selon certaines sources.

L’arrivée dans les camps

  • Le rituel d’arrivée 

A leur arrivée, les gens sont soumis à une procédure d’admission qui dévalorisait tout leur passer d’un seul coup […]. Une succession soigneusement agencée d’humiliations, de violences et de mutilations. L’objectif : l’effondrement de l’intégrité personnelle et morale de l’individu. Il se retrouve soumis et silencieux, asexué, anonyme, privé de rang social.

  • La déshumanisation des arrivants

Témoignage d’une victime : « on nous tondit, en nous rasant le visage et le corps tout entier ; vêtu de loques et chaussées de claquettes qui ne tenaient pas au pied. »

L’objectif : dans une telle situation, l’humain s’abandonne, il renonce. Il devient une épave, rebut dans un Nouveau Monde sans dignité et sans espoir.

« Nous n’étions plus que des bêtes de sommes anonymes sans avenir, sans passé »

  • La mort civique

La cérémonie d’admission ébranlait les bases mêmes de l’être humain. Lui voler son nom et son histoire, ses biens, sa dignité et son aspect extérieur.

Wolfgang Sofsky. L’organisation de la terreur, Calmann-Lévy, 1995, p. 108

  • La rupture

La victime pénètre dans un monde absurde, avec des ordres absurdes, des interdictions absurdes. Elle suit alors des dégradations de sa personne humaine. Le degré extrême c’est l’angoisse par rapport à l’être humain. Il se demande : « Suis-je de la même espèce que le bourreau qu’est notre surveillant ? »

Marie-Josée Chombart de Lauwe, Résister toujours. Mémoire, Flammarion, 2015, p. 211

  • Notre langue manque de mots.

Notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d’un homme. Il est impossible d’aller plus bas. Ils nous ont prient nos vêtements, nos chaussures, et même nos cheveux.² Ils nous enlèveront jusqu’à notre nom.

Primo Lévi, si c’est un homme, Julliard, 1987, pp. 33 – 34.

² On aurait trouvé des abat-jour en peau humaine à Buchenwald.

  • Banaliser le crime de masse en le réduisant à une série d’opérations.

Adolf Eichmann déclarait au tribunal : (je n’avais rien à voir avec les unités spéciales ni avec les commandos de Pologne. Je n’exécutais pas ces choses. Ce n’était pas ma mission. […] Que les gens soient exécutés ou non, il fallait obéir aux ordres selon la procédure administrative. Les autres tâches nécessaires étaient prises en charge par d’autres sections […] une déportation se déroule en plusieurs parties […] Je devais bien sûr m’acquitter de ma tâche.

Extrait du procès Heitmann cité par Rony Brauman et Eyal Sivan, éloge de la désobéissance, édition le pommier, 1999, pp. 113 – 114

  • Le processus d’extermination.

Madame Vaillant-Couturier : quand un convoi de juifs arrivait, on sélectionnait : d’abord les vieillards, les vieilles femmes, les mères et les enfants qu’on faisait monter un camion, ainsi que les malades ou ceux qui paraissaient de constitution faible. On ne prenait que les jeunes femmes et jeunes filles et les jeunes gens qu’on envoyait au camp des hommes […] le reste était directement dirigé au gaz. On choisissait les femmes en bonne santé entre 20 et 30 ans, qu’on envoyait au bloc des expériences.

On assistait aux scènes déchirantes des vieux couples se séparant, des mères obligées d’abandonner leur jeune fille, puisqu’elles entraient dans le camp, tandis que les mères et les enfants étaient dirigés vers la chambre à gaz. Tous ces gens-là ignoraient le sort qui leur était réservé. Ils étaient seulement désemparés parce qu’on les séparait les uns des autres, mais ils ignoraient qu’ils allaient à la mort.

Extrait du témoignage de Marie-Claude Vaillant-Couturier. Procès de grands criminels de guerre devant le tribunal militaire international. Nuremberg 14 novembre 1945, 1er octobre 1946. Texte officiel en langue française. Publication par le secrétariat du tribunal, 1947. Tome VI – débat, 28 janvier 1946, pp. 223 – 224

  • La perte de repère temporel.

L’autorité SS du camp n’atteint son objectif final qu’au moment où la personnalité et le temps de l’action sont détruits, et la conscience interne du temps a cessé d’exister chez le détenu.

Wolfgang Sofsky, organisation de la terreur, Calmann-Lévy, 1995, p. 106.

  • Le code disciplinaire et pénal du camp de prisonniers.

Paragraphe 19. La corvée de punition comprend un travail physique dur ou particulièrement sale, exécutés sous une surveillance spéciale. Comme peine supplémentaire, peuvent être employé : les exercices militaires de punition, la fustigation, la suppression de la correspondance, la privation de nourriture, une couche dure, l’attachement aux poteaux, les réprimandes, les avertissements. Toutes les punitions sont marquées dans le dossier […] inspection des camps de concentration. Commandant des SS du Reich. Signé EICKE. Chef de groupe des SS.

Le peuple allemand accuse, préface de Romain Rolland, édition du Carrefour, 1938.

Réédition. Fondation mémoire de la déportation, avant-propos de Marie-Josée Chombart de Lauwe, 2009.

Il fait un signe au polonais. Le grand garçon maigre vient près du tabouret. Brusquement le SS le courbe en deux. Les poignées et les chevilles sont liées aux quatre pieds du meuble. Le polonais attend. Le SS prend le gourdin. Au huitième coup, un cri jaillit qui me glace le sang. Le SS cogne, cogne. Une joie sadique flambe dans ses yeux…

Jean Mialet, la haine et le pardon. Le déporté, Robert Laffont, 1997, pp. 30 – 31.

Chaque pelletée de terre était mouillée de larmes et de leur sang. Dessins de Maurice de la Pintière, réalisée à son retour de déportation en 1945. Copyright Presse d’aujourd’hui.

– La mort n’a plus de signification.

La mort estpartout. Dans l’air, dans cette fumée qui sort sans s’arrêter des cheminées, et dans le camp, près des blocks, dans les blocks (…). On s’habitue vite à ces corps sans vie, croisés ici ou là, enjambés, contournés. Ils font partie du paysage. La vue du premier est quasiment insupportable. Mais après, à force d’en voir, tout cela perd son sens…

Gilbert Michlin, aucun intérêt au point de vue national, la grande illusion d’une famille juive en France, récit autobiographique, Albin-Michel, 2001.

(NB. Gilbert Michelin a été déporté avec sa mère le 10 février 1944 à Auschwitz – Birkenau, puis au camp annexe de Bobrek).

– Vision croisée de détenus.

Une fois le choc initial surmonté, en commençait la vie concentrationnaire au milieu d’êtres sans nom entassés dans des baraques. Le camp rendait méchant et égoïste. Celui qui ne jouait pas des coudes était perdu. On vivait uniquement dans le présent, sans passé et sans avenir.

Très vite l’indifférence envers la souffrance s’installe. La mort des autres, la probabilité d’une mort prochaine pour soi-même, n’impressionne plus. Les hommes ne tournent même plus la tête quand ils entendent les hurlements de ceux qu’on étrangle […].

  • Cobaye. Les expériences pseudo – médicales.

Le professeur Gebhardt pratiqua à Ravensbrück des expériences pseudo médicales sur 86 jeunes femmes polonaises, que les détenues françaises surnommaient « les lapins ». Elles avaient été réunies dans le même bloc. On devait les faire disparaître en priorité.

La lettre de la fondation de la résistance, numéro 67, décembre 2011, p.9

            – 20 enfants de cinq à 12 ans ont servi de cobayes à Auschwitz.

  • Elimination des vies inutiles.

Dès le printemps 1941 on avait commencé à trier les détenus des camps de concentration inaptes au travail. L’opération concernant ces invalides était désignée par l’expression traitement spécial 14 F 13. Avant le début de cette opération l’ordre fut donné d’envoyer des commissions médicales permanentes qui devaient désigner les détenus à liquider.

Eugène Kogon, Herman Langbein et Adalbert Rückerl, les chambres à gaz secret d’État, édition de minuit 1984, p. 58

  • Élimination des nouveau-nés.

Des femmes enceintes sont déportées et des enfants naissent dans le camp. Nous voyons des futures mères partir et ne plus revenirD’autres accouchaient mais il n’était plus jamais question de leur bébé.